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库尔特-哥德尔在理性的边缘:des théorèmes aux théo-rêves…
par Ariel Suhamy , le 8 novembre 2007
皮埃尔-卡苏-诺盖斯(Pierre Cassou-Noguès)的库尔特-哥德尔(Kurt Gödel)传记(Les démons de Gödel : logique et folie 哥德尔的魔鬼:逻辑与疯狂)远不止描述了这位著名逻辑学家的恐惧、焦虑和疯狂,超越临床观察,对潜伏在我们理性核心的非理性提出了质疑,或许还构建我们的精神世界。
通过将哥德尔(1906-1978)的肖像放在魔鬼的标志下,Cassou-Noguès将这位逻辑学家置于哲学家之中,与苏格拉底、柏拉图和笛卡尔并列,正如我们所知,他们都曾与魔鬼擦肩而过。但是,对这些思想家来说是神话或思想实验的东西,对哥德尔来说似乎成了每天都在经历的真正的困扰。笛卡尔关于一个邪恶的天才用虚假的证据欺骗我们的假设,对这个人来说不仅仅是一个假设,根据Cassou-Noguès的说法,他生活在恐惧之中,看到自己被魔鬼的力量剥夺了对自己思想的控制。也就是说,这本相当奇特的传记把我们带到了相当远的地方,乍一看,似乎离那些使这位逻辑学家在20世纪30年代初闻名于世、对数学和逻辑思想史有决定性影响的非常严肃的文章很远。从20世纪40年代起,哥德尔主要致力于哲学研究,但没有发表他的任何思想, “因为害怕被认为是疯子”,他的个人观点和行为也似乎是一个疯子的行为…… 我们应该从一个逻辑学家,甚至是最伟大的逻辑学家的生活和他的个人反思来对待他的工作,还是应该只处理他已出版的作品?本书特意选择了前者,并假设逻辑学家那些看似疯狂,或者仅仅是古怪的痴迷和狂热,与他更严肃的冥想有关。
Cassou-Noguès是Belles-lettres出版的哥德尔专著的作者,他在这里对哥德尔的个人信仰和他的哲学论文一样感兴趣;他的作品是以第一人称写的,并以诸如“我相信哥德尔相信……”这样的公式作为点缀。为了重建这些信念,作者毫不犹豫地求助于文本以及哥德尔生活或行为中的轶事;他甚至更进一步,在他的调查中撒上了他自己的虚构离题。针对那些想不惜一切代价将工作和生活分开的人,Cassou-Noguès找到了第欧根尼-拉埃斯和那些古代哲学家的灵感,他们的思想通过不寻常的行为,甚至通过天方夜谭的轶事来表达,而不是通过被证实的学说。
质疑理性
哥德尔著名的不完全性定理,简而言之,证明了将思维的逻辑-数学功能完全形式化的不可能性,它助长了各种哲学、社会学和政治猜测,曾经被索卡尔(Sokal)和布维尔斯(Bouveresse)等人谴责过。现在,正如本书适时地提醒我们的那样,恰好第一个试图将这一定理的应用领域扩展到逻辑学之外的人就是哥德尔本人;而哥德尔会从不完全性定理中推导出的,正是魔鬼的可能性!换句话说,哥德尔的逻辑外推,无论是出于对“时代精神”的恐惧,还是出于对所取得成果的不满意,他都倾向于自己保留,但也没有销毁,给后人留下了一份尴尬的遗产,这似乎接近于疯狂。相信在普林斯顿周围的树林里有恶魔出没,也相信心灵感应,甚至相信替身和时间旅行(以相对论的名义:他的朋友爱因斯坦似乎认真对待这个意外的推论),或者相信冰箱排放的气体有害,等等。这种信念与人们会自发地描述为偏执的行为结合在一起:害怕成为阴谋的受害者,这最终导致这位逻辑学家停止进食,由于害怕中毒,在1978年饿死。因此,把对哥德尔工作的研究限制在他已发表的和公认的成果上似乎是合理的,把哥德尔的“案例”留给精神病学家或历史学家。
Cassou-Noguès拒绝了这种过于简单的解释:“我并不肯定,”写道, “哥德尔是疯了,这将假设我可以解释什么是疯……。我对这些症状本身不感兴趣,也对可以作出的诊断不感兴趣:偏执狂、强迫性神经症等等,我感兴趣的是哥德尔不是一个疯子,我感兴趣的是哥德尔的’疯狂’是如何在他的哲学笔记中表达出来并与逻辑联系起来的”(第24页)。因此,作者将人们很容易给逻辑学家的行为贴上的心理学或精神病学标签放在括号里,以便将他的怪癖视为症状,不是原始的神经病,而是对理性的基本质疑。因为哥德尔的研究正是关于理性及其极限的。或者更确切地说,因为哥德尔是“狂热的理性”,对计算理性的极限,以及对直觉理性的未知可能性。这位逻辑学家的主要目标似乎是要在哲学中产生一场类似于爱因斯坦在物理学中的革命。从他年轻时起,他就构想了一个扩展的理性主义的理想,把神学的对象作为它的目标:上帝、灵魂。王浩已经在他的经典作品(Reflections on Kurt Gödel, 1987, 译成法文的Kurt Gödel, A. Colin 1990)中指出了这种不再是理性主义的过度,并提出了同样的问题: “我们很自然地认为,这些怪癖与哥德尔的哲学无关。但这并不那么肯定,因为他是特别一致的,而且理性是他哲学研究的中心点”。
隐秘的教义
因此,哥德尔案例与我们有关。Cassou-Noguès提出(第53页):“我们是否应该认为哥德尔以某种方式歪曲了古典哲学、逻辑及其常识原则,以便引入他自己的恐惧?或者我们应该认识到,这个我们常见的哲学、逻辑、常识的综合体,已经包含了哥德尔所揭示的这种’疯狂’?” 因此,在我们的理性中,也就是声称将哥德尔个人的怪癖归入无足轻重的疯狂中的理性中,会有一种基本的脆弱性--一种结构性的存在,就像它一样,超自然和魔鬼在作为我们的精神世界的结构中的存在...... 这就是本书通过探索哥德尔未发表的和隐藏的思想所提出的问题。
Cassou-Noguès因此恢复了一种曾经以柏拉图的隐秘学说为对象的推测形式--柏拉图似乎启发并引导了这位逻辑学家的推测。事实上,从年轻时起,哥德尔就表明自己是数学现实主义的支持者(即数学对象在超感性宇宙中的真实存在,这将意味着心灵有一只特定的 "眼睛 "来感知它们)。哥德尔还表现出对伟大哲学家的隐秘学说的喜好,认为莱布尼茨或胡塞尔并没有说出他们的基本直觉的全部内容;因为--这里的想法又不是新的,即使它以一种明显的谵妄形式出现在哥德尔身上--他们故意隐藏这一学说,因为害怕受到迫害。根据哥德尔的说法,因此有一个秘密社团决心要摧毁莱布尼茨的著作。这个想法可能会让人发笑,但也可以用不同的方式来解释。毕竟,莱布尼茨的乐观主义受到了启蒙运动的蔑视,从伏尔泰开始,我们知道他毫不犹豫地毁掉了它;事实上,即使在今天,我们也远远没有了解莱布尼茨巨大工作的全部内容,甚至更少,毫无疑问,没有释放其所有的潜力,正如现代逻辑的发展所证明的。
在哥德尔身上还隐藏着一种思想,因为他致力于哲学的数千页资料仍未出版,而且大部分未被破译,因为这些资料是用本世纪初的速记代码写成的,即加贝尔斯堡语。此外,已知的状态不允许我们真正构成一种思想:换句话说,我们在这种思想面前,就像门外汉在定理面前一样,宁可通过其效果而不是通过其证明方式来认识它。
如历史方法的科幻小说
于是出现了一个困难:如何将这些元素组织成一个连贯的系统?如何在哥德尔本人似乎失败的地方取得成功,因为他从来没有发表过,甚至也没有把他的全部反思收集在一个单一的遗著中,这些反思似乎随着时间的推移而波动?作者提出的解决方法就是小说的解决方法。严格来说,他的书是一本科幻小说,因为它试图通过编造与真实历史相混合的故事来确定逻辑学家的秘密思想—在严格意义上足以震惊历史学家。他甚至还在事实之外增加了非同寻常的内容:例如,发现了一张酒店的纸条,证明逻辑学家曾经同时租了两个房间,而没有人知道为什么,作者想象他为他的替身租了第二个房间--因为,此外,他已经以某种严肃的态度表明,似乎可以从相对论中推导出替身在穿越时间的场合与自己相遇的假说......。这种类型的方法当然是暗示性的,但它也会让人感到困惑:我们是否可以因此利用我们的无知,给一个已经有很多的角色赋予新的愚蠢?我们能否以及是否应该利用想象力和知识来进行科学或哲学研究?给巴什拉的一个问题。作者喜欢想象,在博尔赫斯的授权下,虚构的人物可以拥有与数学对象相同的理想现实......这也许是一种暗示,他从他所掌握的零散文件中伪造的哥德尔有其一致性,如果不是其完整性。然而,拟议中的小说与通常的科幻小说几乎没有区别--这是一个公平的回报,因为哥德尔的研究为这种类型的小说做出了贡献。
令人不安的乐观主义
在这些真实的或梦中的轶事之外—或通过这些轶事,一种哲学思想逐渐形成,其出发点似乎是自反的概念。我们知道,这个著名的定理是通过在形式化语言中引入通常适合于元数学语言的语句(类型:"成为可证明的语句")来证明的--这些语句原来是对系统的可证明性不可还原的。哥德尔从未停止过对自反意识的这种特殊性的冥想,以及对心灵与机器的不可还原性的冥想;由于他确信大脑本身就是一种机制,他非常合乎逻辑地来赋予心灵以卓越的品质。如果真理不是完全可形式化的,那么头脑中一定有它的直觉,否则真理就会被我们逃脱:这是哥德尔自动拒绝的假设
因此,激励哥德尔的似乎是一个乐观的、反康德的原则,他在莱布尼兹那里找到了这个原则的跳板:充分理由原则,根据这个原则,一切事物不仅有一个原因,而且有一个目的,或一个意义。然而,很难理解这种对理性基础的探寻如何会导致对其冰箱的不信任,或导致假设精神在普林斯顿的森林里出没,以及其他无数的幻想,我们的时代自发地将其定性为迷信。也许我们还应该考虑幽默,一种取消了理论与日常生活、理性与合理之间区别的黑色幽默。一个非常奇怪的形而上学出现了,它被总结为这句了不起的箴言:"人的生命归功于魔鬼宁愿让他们慢慢死去"。
因为,如果哥德尔接受了莱布尼茨一元论的脉络,他就会扭曲它,也许是出于对其道德层面的漠视:这样,每个一元论都归功于其奇异性的黑暗部分就成了一种威胁,甚至是一种噩梦。Cassou-Noguès在哥德尔身上发现了一种 "对小事的恐惧",以及对构成我们有意识的思想的不可察觉的小思想的恐惧,而这种恐惧将有可能剥夺思想的自主性:对威胁任何想要将其思想能力扩展到上帝规定的限度以外的人的疯狂的恐惧。如果逻辑是 « 有意识的思想的科学 »,这种有意识的思想是从不遵守相同规则的无意识思想中产生的。因此,浮士德的形象在哥德尔的私人信件中出没并非毫无道理,也并非与他的哲学和逻辑思想毫无联系,在这部可以被描述为"暗示性"的作品的结尾,我们至少可以肯定地说,他的逻辑工作只是一个更广泛但也无限虚无的思考的可见部分。
注:
Pierre Cassou-Noguès, né en 1971 à Tunis, est un philosophe et écrivain français.
皮埃尔-卡苏-诺盖斯,1971年出生于突尼斯,是一位法国哲学家和作家。
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Kurt Gödel aux frontières de la raison : des théorèmes aux théo-rêves…
par Ariel Suhamy , le 8 novembre 2007
La biographie de Kurt Gödel par Pierre Cassou-Noguès est bien davantage qu’une description des peurs, des angoisses, des folies qui habitaient le célèbre logicien : elle s’interroge, au-delà du constat clinique, sur l’irrationnel qui couve au cœur notre raison et qui, peut-être, structure notre univers mental.
En plaçant ce portrait de Kurt Gödel (1906-1978) sous le signe des démons, Pierre Cassou-Noguès range le logicien parmi les philosophes, aux côtés de Socrate, Platon et Descartes qui chacun eurent, on le sait, maille à partir avec les démons. Mais ce qui était chez ces penseurs mythe ou expérience provisoire de pensée, paraît devenir chez Gödel une véritable hantise vécue au quotidien. L’hypothèse cartésienne d’un malin génie nous trompant par de fausses évidences était plus qu’une hypothèse pour cet homme qui, selon P. Cassou-Noguès, vivait dans la peur de se voir dépossédé du contrôle de sa propre pensée par des puissances démoniaques. C’est dire que cette biographie un peu particulière nous emmène assez loin, semble-t-il à première vue, des très sérieux articles qui ont fait la notoriété du logicien au début des années 1930 et qui eurent une influence décisive sur l’histoire de la pensée mathématique et logique. À partir des années 1940, Gödel se consacre principalement à la philosophie mais ne publie rien de ses réflexions, « par crainte de passer pour fou ». Ses opinions personnelles et son comportement semblent aussi ceux d’un fou... Faut-il aborder l’œuvre d’un logicien, fût-il le plus grand, à partir de sa vie et de ses ruminations personnelles, ou s’occuper seulement de son œuvre publiée ? Ce livre opte délibérément pour le premier parti, et pose en principe que les obsessions et manies apparemment folles, ou simplement loufoques, du logicien ont un lien avec ses méditations les plus sérieuses.
Cassou-Noguès, auteur d’une monographie sur Gödel publiée aux Belles-lettres, s’intéresse ici aux convictions personnelles de l’homme Gödel autant qu’à ses thèses philosophiques ; son ouvrage est écrit à la première personne, et ponctué par des formules du type : « je crois que Gödel croyait que... » Pour reconstituer ces croyances, l’auteur n’hésite pas en effet à recourir aussi bien aux textes qu’à des anecdotes de la vie ou du comportement de Gödel ; il va même plus loin en parsemant son enquête de digressions fictionnelles de son cru. À l’encontre de ceux qui veulent à tout prix séparer l’œuvre et la vie, P. Cassou-Noguès retrouve plutôt l’inspiration d’un Diogène Laërce, et de ces philosophes antiques dont la pensée s’exprimait aussi bien par des comportements hors normes, voire par des anecdotes apocryphes, que par des doctrines avérées.
La raison en question
Le célèbre théorème d’incomplétude de Gödel, qui démontre, pour dire les choses vite, l’impossibilité de formaliser intégralement le fonctionnement logico-mathématique de l’esprit, a alimenté toutes sortes de spéculations philosophiques, sociologiques ou politiques, naguère dénoncées, entre autres, par Sokal et Bouveresse. Or, ce livre vient opportunément nous le rappeler, il se trouve que le premier qui chercha à étendre le domaine d’application de ce théorème au-delà de la logique fut Gödel lui-même ; et c’est, entre autres choses, la possibilité du diable que Gödel aurait déduite du théorème d’incomplétude ! Autrement dit, les spéculations extra-logiques de Gödel que celui-ci, soit par crainte de « l’esprit du temps », soit par insatisfaction quant aux résultats atteints, préféra garder pour soi mais ne détruisit pas non plus, laissant à la postérité un héritage embarrassant, paraissent confiner à la folie : croyance aux démons hantant les bois environnant Princeton, mais aussi à la télépathie, voire aux doubles et aux voyages dans le temps (au nom de la théorie de la relativité : son ami Einstein semble d’ailleurs avoir pris au sérieux cette déduction inattendue), ou encore à la nocivité des gaz émis par des réfrigérateurs, etc. Croyance se doublant d’un comportement que l’on qualifierait spontanément de paranoïde : crainte d’être victime d’un complot, ce qui finalement conduisit le logicien à ne plus s’alimenter et par peur de l’empoisonnement, à mourir d’inanition en 1978. Il semblerait dès lors raisonnable de limiter l’étude de l’œuvre de Gödel à ses résultats publiés et reconnus, en laissant le « cas » Gödel aux psychiatres ou aux historiens.
Pierre Cassou-Noguès rejette cette explication trop simple : « Je n’affirme pas, écrit-il, que Gödel est fou, ce qui supposerait que je puisse expliquer ce qu’est être fou et ce qu’est la folie... Les symptômes en eux-mêmes ne m’intéressent pas, pas plus que le diagnostic qu’on pourrait faire : paranoïa, névrose obsessionnelle, etc. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont la « folie » de Gödel s’exprime dans ses notes philosophiques et se lie à la logique » (p. 24). L’auteur met donc entre parenthèses les étiquettes psychologiques ou psychiatriques que l’on pourrait aisément accoler au comportement du logicien, pour considérer ses bizarreries comme des symptômes, non d’une névrose primitive, mais d’une interrogation fondamentale sur la raison. Car les recherches de Gödel portent précisément sur la raison et ses limites. Ou plus exactement, car Gödel est « fanatiquement rationnel », sur les limites de la raison calculante, et sur les possibilités inconnues de la raison intuitive. L’objectif principal du logicien semble en effet avoir été de produire en philosophie une révolution analogue à celle d’Einstein en physique. Dès sa prime jeunesse, il conçoit l’idéal d’un rationalisme étendu, prenant pour objet les objets de la théologie : Dieu, l’âme. Hao Wang signalait déjà dans son ouvrage classique (Reflections on Kurt Gödel, 1987, traduction française sous le titre Kurt Gödel, A. Colin 1990) cet excès de rationalisme qui n’est plus du rationalisme, et posait la même question : « Il est naturel de croire que ces excentricités n’ont rien à voir avec la philosophie de Gödel. Mais cela n’est pas si sûr puisqu’il est exceptionnellement consistant et qu’être rationnel est le point central de sa recherche philosophique. »
Une doctrine cachée
Le cas Gödel, donc, nous concerne. Il est posé par Cassou-Noguès (p. 53) : « Faut-il penser que Gödel déforme en quelque sorte la philosophie classique, la logique et ses principes de sens commun pour y faire entrer ses propres peurs ? Ou bien, faut-il reconnaître que ce complexe qui nous est commun, de philosophie, de logique, de bon sens, contient déjà cette « folie » que Gödel ne fait qu’y révéler ? » Il y aurait ainsi dans notre raison, celle-là même qui prétend reléguer les bizarreries de l’individu Gödel parmi les folies insignifiantes, une fragilité essentielle – une présence en quelque sorte structurelle du surnaturel et du démoniaque dans la structure même de l’univers mental qui est le nôtre... Telle est la question que pose cet ouvrage en explorant la pensée inédite et cachée de Gödel.
Cassou-Noguès renoue ainsi avec une forme de spéculation qui avait autrefois pour objet, par exemple, la doctrine cachée de Platon – Platon qui semble avoir inspiré et orienté les spéculations du logicien. Celui-ci en effet, dès sa jeunesse, se montre partisan du réalisme mathématique (c’est-à-dire de l’existence réelle des objets mathématiques dans un univers supra-sensible, ce qui impliquerait que l’esprit dispose d’un « œil » spécifique pour les percevoir). Gödel montre d’ailleurs un goût pour les doctrines cachées des grands philosophes et pense que Leibniz ou Husserl n’ont pas tout dit de leur intuition fondamentale ; car – et là non plus l’idée n’est pas neuve, même si elle apparaît chez Gödel sous une forme apparemment délirante – ils ont délibérément caché cette doctrine par crainte de la persécution. Il y aurait ainsi, selon Gödel, une société secrète décidée à détruire les écrits de Leibniz. Idée qui peut faire sourire, mais que l’on peut aussi interpréter diversement. Après tout, l’optimisme leibnizien a bel et bien été pourfendu par les Lumières, à commencer par Voltaire dont on sait qu’il n’hésita pas à le défigurer ; et de fait, même aujourd’hui, nous sommes loin de connaître la totalité de l’œuvre immense de Leibniz, et encore moins, sans doute, d’en avoir dégagé toute la potentialité, attestée par le développement moderne de la logique.
Il y a aussi une pensée cachée de Gödel, puisque les milliers de pages qu’il a consacrées à la philosophie restent inédites et pour une large part indéchiffrées, car écrites dans un code sténographique du début du siècle, le Gabelsberger. De plus, l’état de ce qui est connu ne permet pas de constituer véritablement une pensée : autrement dit, nous sommes devant cette pensée comme les profanes devant le théorème, qui est connu plutôt par ses effets que par son mode de démonstration.
La science-fiction comme méthode historique
Se présente dès lors une difficulté : comment organiser ces éléments en un système cohérent ? Comment réussir là où Gödel lui-même paraît avoir échoué, puisqu’il n’a jamais publié, ni même rassemblé en un seul texte posthume l’ensemble de ses ruminations qui semblent fluctuer selon les époques ? La solution que propose l’auteur est celle de la fiction. Son livre est à proprement parler un livre de science-fiction, puisqu’il tente de cerner la pensée secrète du logicien en inventant des histoires qui se mêlent à l’Histoire authentique – de quoi choquer les historiens stricto sensu. Jusqu’à en rajouter dans l’extraordinaire, au-delà des faits : découvrant par exemple une note d’hôtel attestant que le logicien a loué un jour deux chambres à la fois, sans qu’on sache pourquoi, l’auteur imagine qu’il a loué la seconde chambre pour son double – puisque par ailleurs il a montré avec un certain sérieux, semble-t-il, que l’hypothèse du double se rencontrant lui-même à l’occasion d’un voyage dans le temps pouvait se déduire de la théorie de la relativité... Ce type d’approche est assurément suggestive, mais peut aussi laisser perplexe : peut-on ainsi profiter de notre ignorance pour prêter de nouvelles folies à un personnage qui en compte déjà beaucoup ? Peut-on, doit-on mener des investigations scientifiques ou philosophiques en prenant appui autant sur l’imagination que sur le savoir ? Une question pour Bachelard. L’auteur se plaît à imaginer, sous l’autorité de Borges, que les personnages de fiction puissent avoir la même réalité idéale que les objets mathématiques... façon de suggérer, peut-être, que le Gödel qu’il forge à partir des documents parcellaires dont il dispose a sa consistance, à défaut de complétude. Pourtant, les fictions proposées ne se distinguent guère du tout-venant de la science-fiction – juste retour des choses, il est vrai, puisque les recherches de Gödel ont contribué à alimenter ce genre.
Un optimisme très inquiétant
Par delà – ou à travers – ces anecdotes réelles ou rêvées, une pensée philosophique se dessine, dont le point de départ paraît être la notion de réflexivité. On sait que le fameux théorème fut démontré en introduisant dans la langue formalisée des énoncés ordinairement propres à la langue métamathématique (du type : « être un énoncé démontrable ») – énoncés qui s’avèrent irréductibles à la démontrabilité du système. Gödel n’a cessé de méditer sur cette spécificité de la conscience réflexive, et de l’irréductibilité de l’esprit à une machine ; comme il est persuadé par ailleurs que le cerveau est lui-même un mécanisme, il en vient très logiquement à doter l’esprit de qualités supérieures. Si le vrai n’est pas intégralement formalisable, l’esprit doit en avoir l’intuition, faute de quoi la vérité nous échapperait : hypothèse que Gödel rejette d’office.
C’est donc un principe optimiste, anti-kantien, qui semble avoir inspiré Gödel, dont il trouve le ressort chez Leibniz : le principe de raison suffisante selon lequel toute chose a non seulement une cause, mais aussi une fin, ou un sens. Il est cependant difficile de comprendre comment cette recherche sur les fondements de la raison peut conduire à se méfier de son réfrigérateur ou à supposer que des esprits hantent les bois de Princeton, et mille autres fantaisies que notre temps qualifie spontanément de superstitieuses. Peut-être faut-il faire aussi la part de l’humour, d’une sorte d’humour noir qui abolit la distinction entre la théorie et la vie quotidienne, entre le rationnel et le raisonnable. Il se dégage une métaphysique très curieuse, que résume ce remarquable aphorisme : « Les hommes doivent leur vie au fait que le diable ait préféré les faire mourir lentement ».
Car, si Gödel reprend à son compte les linéaments de la monadologie leibnizienne, il la distord, peut-être par indifférence à sa dimension morale : de sorte que la part d’obscurité à laquelle toute monade doit sa singularité devient menace, voire cauchemar. Cassou-Noguès décèle chez Gödel une « peur des petites choses » et des petites pensées imperceptibles qui composent nos pensées conscientes, et qui risqueraient de déposséder l’esprit de son autonomie : une peur de la folie qui guette quiconque veut étendre les capacités de son esprit au-delà des limites imposées par Dieu. Si la logique est « la science de la pensée consciente », cette pensée consciente émerge d’une pensée inconsciente qui n’obéit pas aux mêmes règles. Ce n’est donc pas sans raison, ni lien avec sa pensée philosophique et logique, que la figure de Faust hante la correspondance privée de Gödel dont on peut dire au moins avec certitude, au terme de cet ouvrage que l’on peut qualifier de « suggestif », avec tous les profits et frustrations qu’implique ce terme, que son œuvre logique n’est que la partie visible d’une réflexion beaucoup plus large, mais aussi infiniment plus nébuleuse.
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